Mélanie Chappuis


Carlita

Sa famille, c’était la mara. Tu parles d’une famille. Elle était leur. Leur quoi ? Elle n’a jamais demandé. Ils auraient répondu leur chica, en riant, elle aurait entendu puta, derrière l’euphémisme. Pendant des années, elle a été leur putain. Si elle se montrait docile, ils la traitaient bien. Ils lui permettaient de survivre, la nourrissant, la laissant dormir avec eux, protégée, entourée. Ils lui fournissaient aussi sa colle quotidienne. Grâce à laquelle elle pouvait ne pas être vraiment là, quand ils lui passaient dessus, attendre qu’ils terminent sans avoir envie de mourir, ou de les tuer. La colle tenait aussi à distance le froid, la faim, effaçait le temps, permettait de flotter dans un ailleurs cotonneux. Avant de s’effondrer à nouveau dans la boue de la réalité. Non, pas la boue, c’est doux, la boue, c’est campagnard, ça sent presque bon, pour peu que l’on aime les animaux. Pas la boue, le béton, implacable, sale, toujours glacé ou bouillant, jamais tendre. À quoi tu penses Carlita ? Qu’est ce que tu murmures? Allez, viens bosser un peu, et ils lui tendaient leurs membres. Jusqu’à ce qu’elle porte en elle le fruit de leurs ébats. C’est joli, un fruit, ça ne devrait pas pousser parmi les ordures. On t’avait dit de faire attention, ils disaient. Ils sont marrants. Tout à coup, elle n’a plus été leur. Même pas leur boulet. Juste à personne, de nulle part. Tout à coup, elle était seule, dans la rue, avec son ventre, son fruit pourri. L’aimer, pour être au moins deux ? Ne pas y penser. Pas déjà. Plus encore que la nourriture ou le sommeil, c’était la colle qui lui manquait, elle ne savait pas tenir sans. C’est pour ça qu’elle a poussé la porte de Casa Alianza, la première fois. Ils ne lui fourniraient pas sa dose, mais ils l’aideraient, d’une façon ou d’une autre. À se sevrer. À dormir. À se sentir en sécurité. À se débarrasser du bébé ? À l’accueillir ? Elle ne savait trop. Mais la rue n’était plus une alternative. Elle n’avait jamais rêvé, projeté, songé aux lendemains. Elle a appris à Casa Alianza. Avec le temps. D’abord, elle les a haï de ne pas l’aider plus, mieux, à résister au besoin de plonger son nez dans la colle. Ensuite, c’est elle-même qu’elle a détesté. Avec le retour de la conscience est venue la dépression. Ils l’ont écoutée, même quand elle ne parlait pas. Ils l’ont forcée à se lever, à se plier aux règles de la vie en communauté, à participer aux divers ateliers et activités.  Cette fois, ils étaient tous à la même enseigne. Elle était une parmi d’autres, qui avaient connu un parcours semblable au sien : une famille dépassée, indifférente, maltraitante, la rue, les maras, la drogue, la violence. La similarité de destins, ça crée des liens. Elle s’est faite des amies. Elles s’occupent ensemble de son bébé. Elle lui trouve un père, dans sa tête, il s’agit du plus jeune de son ancien gang ; Juan, plus doux que les autres, terrorisé comme elle l’était, manipulé, menacé, asservi. Parmi les ordures, il y a toujours quelques fruits. Elle termine sa scolarité, réfléchit à un futur métier. Elle s’est découvert une passion pour l’élaboration de dessers lors de l’atelier cuisine. Pourquoi quoi pas pâtissière ? Rien ne presse, disent ses protecteurs. Elle n’est plus seule, elle est eux, et plein de jeunes qui ont vécu comme elle sur les pavés de Guatemala city, de Mexico, Managua ou Tegucigalpa. Ils se remettent sur les rails. Un jour, ils seront plus forts et plus unis que le béton qui les engloutit. 

Mélanie Chappuis

Écrivaine et journaliste, chroniqueuse à la Tribune des Arts et dans divers magazines, auteurs de 8 romans et recueils de nouvelles, dont le dernier « Ô vous, soeurs humaines », est paru en août 2017 aux éditions Slatkine & Cie.